Les maîtres-mots
par Joël SCHMIDT

Muriel Cerf
confirme et signe

Le narrateur de Ils ont tué Vénus Ladouceur de Muriel Cerf, peut-être l'image masculinisée de l'auteur, a vécu entre un père anglais, ethnologue dans des îles lointaines du côté de Mahé à la recherche de quelques espèces perdues, et une mère, Florence, qui s'est installée dans le mariage, après avoir collectionné quelques amants, et a troqué l'ivresse d'une vie débridée contre une inexistence rangée.
Roulant sur son passé des pensées nostalgiques, plongée dans un état de latence dépressive que réveillent quelques souvenirs colorés d'amours et d'aventures, Florence a materné son fils et l'a enfermé dans le cocon de ses confessions souvent impudiques. Il a réussi à faire les Beaux-Arts et s'est spécialisé dans l'illustration des livres. Mais, invalidé par un père absent et une mère bourrée de tranquillisants qui en sortait parfois pour suivre les méandres d'un langage logorrhéique et d'une imagination entre fantaisie et vérité, le narrateur a vécu, solitaire, entouré seulement du bruissement des mots maternels.
Il s'est forgé, avec l'âme d'un Pygmalion, une sorte de femme épicée par les Tropiques, une Vénus Ladouceur dont le meurtre n'est peut-être qu'une invention ou le désir final de sa disparition. Il épouse Clémence mais sans se déprendre de la femme rêvée et divine sur laquelle il a construit une biographie aussi éclatée que délirante dont Clémence est comme l'antithèse, et d'une certaine manière, Florence, la mère, la parèdre inconsciente; deux contraires nécessaires pour construire et apprécier le songe de cette Vénus, immortelle bien-aimée.
Muriel Cerf n'a jamais perdu, depuis un quart de siècle, la santé des mots et l'appétit du langage Un de ses personnages est anorexique, mais la boulimie verbale, la romancière en use sans en abuser d'une façon anarchique, avec un côté filé et fusé et parfois fêlé de références littéraires et de comiques de situations pour accommoder les phrases et les faire rebondir en des surprises incessantes. De cet éréthisme, Muriel Cerf a conservé toute la fraîcheur, toute la jeunesse et l'enthousiasme qui en fit, il y a vingt-cinq ans, un phénomène dont Pivot se délectait. Elle ne s'est ni rangée, ni assagie, comme Florence. Elle poursuit sa course baroque à la vie et à l'imagination qu'elle rattrape sans cesse, dans Ils ont tué Venus Ladouceur, par la satire et la dénonciation déguisée d'une société d'où tout rêve est exclu.

Joël Schmidt


Réforme
"Chaque semaine
un regard protestant
sur l'actualité"
6 - 12 avril 2000

Ils ont tué
Vénus Ladouceur
de Muriel Cerf

S'embarquer dans un roman de Muriel Cerf, c'est découvrir des mondes bariolés, faits de longues phrases poétiques et violentes comme des alcools forts. C'est entendre le chant éperdu d'amour d'êtres malheureux épris de liberté. C'est ajouter à la symphonie des mots l'acuité des regards et l'analyse au scalpel de territoires fantasmagoriques en prise sur les eaux profondes de l'inconscient. C'est s'engloutir dans des récits hantés par la disparition tragique de ceux qui nous sont chers. C'est accueillir de douloureuses introspections effectuées sans dialogues concrets et sans autre point de vue que celui du narrateur principal.
Celui de ce nouveau roman s'appelle Gary Holmes. Il est le fils d'un célèbre ornithologue anglais et d'une Française «anorexique, menteuse, filicide, possessive» et capable de tuer les autres d'un seul coup d'oeil. Rongé par une éducation tellurique passée dans la moiteur des Seychelles, il tombe amoureux d'une danseuse métisse s'appelant Vénus Ladouceur, qui périra dans des circonstances mystérieuses. Sombrant dans l'alcool et la dépression, il va, une fois revenu en France, épouser Clémence Vollard, jeune femme blanche incarnant toutes les héroïnes de la littérature mondiale. Le guérira-t-elle de son goût prononcé pour le Prozac, et les nuits d'insomnie?
Rendant au passage un hommage affectueux à l'univers de Sagan, écrivain qu'elle considère éminemment «moral», Muriel Cerf met en scène la saisissante épopée d'une tentative de salut de l'âme, et brosse de Vénus Ladouceur, «apparition formelle d'un ange», l'inoubliable portrait d'une victime de l'Histoire.

Jean-Rémi Barland



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avril 2000