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Entre les Fleuves
A Madame la Conservatrice
du musée de Bagdad.


un texte de Muriel Cerf
en ligne le 14 avril 2003
photo d.r.
muriel
   

Alexandre de Macédoine n’était rien, je suis tout, je suis le grain de sable. Je suis le sable et la dune et le vent de sable, j’ai tout recouvert du vieil Orient d’émail. Je l’ai recouvert tout entier, ce pays d’Entre les Fleuves, et il ne reste à Ishtar, au bord de l’Euphrate, qu’à s’asseoir sur une pierre du désert pour pleurer commodément la chute de Babylone, sa ville de brique et de bitume, la rousse et noire, celle aux deux cent cinquante tours peintes, et sa porte où, lustrés de fauve et de bleu, marchaient les taureaux et les lions. Babylone dort sous mon poids sec, fluide et blond, j’ai eu raison d’elle et de ses splendeurs monstrueuses, d’elle la riche et monotone, car il n’est rien que le désert et l’oubli ne puissent conquérir.
Elle est renversée, la coupe d’or qui enivrait toute la terre, et son vin est perdu, comme le disait Jérémie en exil, quand Israël vivait sa servitude parmi les nations. Elles sont tombées, les feuilles du hêtre d’or aux diadèmes de cornaline, elles se sont tues les harpes sacrées du palais des rois, l’argent a volé, qui poudrait les cils de la déesse, et la bannière de roseaux a flétri dans sa main. L’ancien soleil d’Akkad ne se lève plus sur les terrasses, les jardins, ni sur la tour la plus haute, Etemenanki, pierre angulaire du ciel et de la terre, celle à neuf étages que, arrivant du désert, les caravaniers voyaient en premier lieu, qui surmontait les enceintes de la ville carrée.
Déjà, alors, le mal venait souvent dans Babylone, et plus souvent encore, les fléaux venaient avec moi, ce vent de sable qu’on appelait le vent quadruple, et je me faisais un plaisir de les annoncer, me levant jusqu’à obscurcir le ciel et l’océan d’étoiles qu’observaient mages et astrologues, du haut de la tour dont les fils déportés du Royaume de Judas auguraient la chute quand je savais déjà moi qu’avec ou sans eux, tôt ou tard toutes les dattes de la palmeraie seraient amères et dures comme cette poudre d’os que je répands un peu partout.
Je suis le grain, le vent, la mémoire du sable. Je me souviens. Cela me semble hier. Quand le mal venait sur les fleuves de Babel, il était innombrable, il pullulait, il allait sur les champs de froment et d’orge, tuait les serpents et ceux qui les charmaient, les démons écarlates comme la pluie qui tombait rouge erraient dans la ville impure, faisaient rouler dans les fossés les cruches d’or et de lapis, alors une rumeur montait de la ville qui adjurait ses dieux, des tours peintes aux maisons d’argile et aux huttes de roseaux. Les hommes disaient cela, qu’ils voyaient surgir les démons sans visage, ils disaient :
le Vertige sort des eaux souterraines
le Serment descend du milieu des cieux
le Saisisseur perce le sol comme les herbes
et le consignaient sur les tablettes des premières écritures.
Soudain venait la peste, avec les esprits des hommes noyés, brûlés, morts de faim ou de soif ou à cause du soleil ; soudain tous les bateaux chaviraient sur les fleuves, et Lamastu, démon femelle aux serres longues, aux mains souillées, penchait sa tête de lionne et ses seins nus que tètent le chien et le porcelet, penchait sa face blanche et ses lèvres boueuses sur les femmes en couche et attendait de ravir leur enfant.
Je me souviens d’une fois, c’était avant la fête du Nouvel An, ces jours où Babylone n’en craint que davantage l’obscurité sur elle, plus noire que l’asphalte des chaussées sous mes nuages poudreux, nuages soudain rouges comme les pluies et la robe des exorcistes, ce rouge qui conjure le sang, dit-on. Beaucoup élèvent les mains sur les rives du fleuve, élèvent les mains et les regards, mais quelque soit l’heure, ils ne peuvent plus prier ni la lune ni le soleil ni l’étoile Sirius – avant de tout ruiner, j’ai tout obscurci.

La femme regarde l’homme qui ne dort plus, tremble, qui, les jointures nouées, les prunelles disparues, mourra si elle tarde à accomplir les rites. Chaque foyer est frappé, les esprits infernaux se tordent comme les serpents sous les portes de cèdre. C’est depuis quelques jours déjà. La porte et le seuil ont frémi, les poutres ont frémi, et l’Oeil a brisé le four du potier, fracassé la barque du batelier, suscité la colère entre les frères les plus proches, puis il a pénétré la maison. Pour chasser l’Oeil, pour le briser comme il l’a fait du four et des vases d’argile, la femme psalmodie des incantations, prie que l’Oeil soit attaché à un arbuste du désert, qu’il soit renvoyé d’où il vient. La pluie rouge a recommencé. Les mains des démons sont dans le sang, la chair, la salive des dragons fond la pierre, on examine les foies, on sacrifie la gazelle aux yeux gris, à l’ongle sans défaut, dans le bois, la cire, le suif du mouton, on sculpte mille figurines qui brûleront dans la ville, puis on dispersera leurs cendres à travers les sables pour que la Jeune-Fille-du-Désert, le Jeune-Homme-du-Désert – pour que mes créatures s’en emparent comme d’une proie et oublient les hommes.
Le mal a lié les mains, les pieds du potier. Ses oreilles bourdonnent, il se plaint plus fort, crie qu’on a broyé ses tendons. Le spectre de l’Etourdissement l’a pris, pourtant les sols sont aspergés d’eau pure, le cyprès fume dans l’encensoir, l’épouse fait des libations de bière fine. La lumière n’est plus que ténèbre mouvante, les ruelles sentent le sang fade des animaux tués, la chair de l’homme a noirci, il a perdu la parole et pleure. Alors, elle accomplira le rite, elle ira chercher l’exorciste en robe vermeille, elle donnera un substitut à Ereshkigal, reine des Enfers ; sur l’ordre de l’exorciste, elle se saisit d’une chevrette de la ferme. L’exorciste égorge la chevrette du fil d’un couteau de bronze, puis c’est la femme qui la lave, la frotte d’huile, bourre son ventre d’aromates, puis l’habille des vêtements de l’homme, la chausse de ses sandales, lui farde les yeux de khôl, parfume son crâne, enfin la coiffe du turban du malade son mari. Elle rend à l’animal les soins qu’on doit à un mort. On aide l’homme à ôter ses vêtements, on les remet aux mains de l’exorciste, l’homme se lève, vacille et sort par la plus grande porte de la maison. Alors les cris montent autour du substitut : “Il est mort!”, et les offrandes fument sur le tertre où l’on a enfoui la chevrette, et coulent l’eau, le lait, le miel, la bière, le beurre en tribut à Ereshkigal – alors le mal est détourné.
Je n’eus plus d’autre victime cette fois-là que, dans la maison voisine, le frère du scribe qu’on enterra vivant, qui était devenu fou et hurlait et mangeait ses vêtements. Cette fois-là, le potier sera sauvé, sa femme, enceinte, qui frottera son ventre d’antimoine pour repousser la démone à face blanche, quand les hommes iront travailler aux champs de froment, quand toute la plaine de Shinéar recouvrira la paix où préparer les fêtes de ce mois de nisan, quand les cithares et les flûtes du Nouvel An résonneront aux portes du temple de Mardouk, l’Esagil au trésor. Ils prieront qu’aucun mal ne souffle plus du désert ni des étoiles d’où parfois aussi il procède. Ils prieront, mais nombre de fois encore, Bab’el la Grande, Porte du Ciel, sera atteinte jusqu’à ce qu’entre ses murs, succombe Alexandre, jusqu’à ce qu’elle tombe, et c’est juste après, au seul pouvoir des sables.
Voici, je l’ai ensevelie, je me suis resserré autour de ses maigres ruines comme l’aigle prend dans ses serres le mouton – mais je ne l’ai pas vaincue : même si, à la place de la tour foudroyée, ne miroite plus qu’un trou d’eau, que nul ne l’ait vaincue s’avère plus vrai chaque jour. En premier lieu, il y eut celui où le mage chaldéen suivit vers l’Occident une étoile bien plus surnaturelle que toutes celles que lui et ses pairs observaient du haut de la tour peinte. Plus tard, la ville de Sémiramis sculptera son tumulte impassible dans la pierre froide des cathédrales d’Europe. Ensuite et à jamais, les hommes, quand le sommeil les fuit, retournent à Babylone, ou vont chercher ailleurs, dans des pays misérables et lointains, la rumeur opulente de ses foules, les voix noires de ses nuits gardées. Ainsi, torride et vibrant, plein de cris muets, de terreurs maintenues, insoucieux de la marche du temps et de la faucille des dunes, le songe de Babylone va sous les palmeraies.




ART AKKADIEN
Tête de roi découverte à Ninive
Moitié du IIIeme millénaire
(Musée de Bagdad)





ART SUMERIEN
Tête en albâtre découverte par Warka
Epoque de Jemdet-Nasr 3000 av. J.C.

(Musée de Bagdad







Muriel Cerf,
à B., novembre 1997


 

Les textes relatifs à la sorcellerie ont été trouvés en très grand nombre dans la bibliothèque d’Assourbanipal à Ninive, et dans les ruines d’Assur parmi les tablettes d’argile qui constituent l’ensemble du corpus littéraire de l’Assyrie et la Mésopotamie.
Ils datent des VIII° et VII° siècle
av. J.-C.



ART AKKADIEN
Pazuzu
Démon du vent d'orage,
des fièvres et du froid.
Pazuzu


Etendard



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