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Depuis six ans,
elle se faisait rare. Les lecteurs qui plongeaient, sans en sortir
indemnes, dans ses romans jungle, saturés de rêves et
de mythes, sous l'alchimie rimbaldienne de la magie et du réel,
se demandaient quelle mouche avait piqué cette romancière à la
silhouette d'elfe. Etait -elle repartie en Inde, patrie de l'Antivoyage,
premier roman écrit dans la fulgurance de ses vingt- quatre
ans et salué par André Malraux? Avait elle abandonné l'écriture
pour d'autres aventures moins intérieures? Ou, au contraire,
avait elle choisi le désert? Le couvent? Presque. Durant tout
ce temps, derrière les murs de brique d'un pavillon de banlieue
protégé par la double et tendre sentinelle d'un couple
de chats et d'un mari aux petits soins, Muriel Cerf n'a fait qu'écrire.
Le mariage de l'eau et du feu
Tournant le dos aux espaces indolents, au pur bonheur de
vivre, elle a vécu dans une claustration forcenée où son
dernier roman, Le Verrou, puise d'ailleurs
l'un de ses thèmes.
Sous ce titre, inspiré d'une célèbre toile de
Fragonard reproduite en partie sur la jaquette du livre, l'histoire
d'une passion dévastratrice, sacrificielle autant que violemment
sensuelle. Celle de Massimo Cuori pour Nora Neumann. Le mariage de
l'eau et du feu. D'un côté, un fils de famille écrasé par
une mère neurasthénique, amateur de prélats et
de cigares hollandais. Romanesque comme les Italiens du Nord le sont
quelquefois jusqu'au cliché. De l'autre, une Cosette à peine
sortie de l'enfance, tout à la fois exquise et cynique, inspirée
et superficielle, aussi grande comédienne qu'elle est infatigable
dévoreuse de Sachertorte et de portefeuilles bien garnis. Captif
des jeux amoureux qu'elle lui inspire, jusqu'aux plus folles transgressions,
Massimo sera marqué à vie. Des années plus tard,
alors qu'il vieillit aux côtés d'une aristocrate végétarienne
et wagnérienne, l'ancien amant entreprend de raconter ce qui
torture toujours sa mémoire. Muriel Cerf n'en fait pas mystère:
ce roman s'inspire d'un épisode précis de son propre
passé. Mais c'est à Massimo, et non à Nora, qu'elle
a prêté ses sentiments: «Ma chère grand-mère
- la femme qui m'avait en quelque sorte élevée - venait
de disparaître, brisant tous mes repères. Une rencontre
s'est alors produite avec un être aussi paradoxal que Nora, aussi
charmeur et aussi destructeur. Le coup de foudre. L'abandon. Le don.
J'ai plongé dans l'ivresse d'aimer, puis la douleur de ne pas
l'être, ou du moins pas comme on pense le mériter. Comme
Massimo, je suis fascinée par la grâce, la pire, celle
qu'on ne fait que frôler, sans jamais la saisir.» Pour
dépeindre la grâce de Nora, Muriel Cerf évoque «cette
transe légère des jeunes filles qui laissent la vie se
faire comme les balancelles osciller, la mer et les nuages aller et
venir aussi insensiblement que la glace fond sur le bout de leur langue».
Aveu de fascination pour d'éphémères lotitas ? «Pas
du tout! Je ne suis pas obsédée par la jeunesse. Au contraire,
les femmes me semblent souvent bien plus fascinantes à quarante
ans, embellies par la vie, par l'expérience du bonheur et de
la douleur d'aimer.»
Une densité joycienne
Il y a quatre ans, Muriel Cerf a cru toucher le fond, et
n'en jamais remonter. Puis l'amour est revenu, sous les
traits apaisés d
un auteur- compositeur de quelques années son cadet qui, pour
la soutenir, a mis en sourdine sa propre carrière. La solitaire
aux semelles de vent s'est mariée. A l'évidence, pour
le meilleur - rares sont les romancières dotées comme
elle d'un conjoint à la fois agent littéraire et dactylo!
Muriel Cerf a pu renaître à la force d'écrire.
Il en faut quand on conçoit des romans à la densité quasiment
joycienne, gorgés - comme un pudding saxon l'est de fruits secs
- de mots, de trouvailles, de métaphores. Jubilante, parfois
précieuse, toujours inspirée, son écriture témoigne
d'une fabuleuse érudition, d'un véritable talent poétique,
ainsi que d'une capacité à ferrailler, des heures durant,
avec l'indicible. «Les mots vous font mal quand ils viennent
et vous rendent malades de ne pas venir», fait elle dire à son
héros Massimo. Devant le Verrou, et à la
pensée que dix autres manuscrits, tout aussi importants, s'empileraient
dans le grenier, on mesure soudain le courage de cette magicienne,
moins frêle qu'elle ne paraît. Et sa passion.
Elisabeth Barillé
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